Bruno Dumézil « Les hommes de ce temps avaient besoin de barbares de fiction comme aujourd’hui on a besoin des des Dothrakis dans Game of Thrones »

Maître de conférences en histoire médiévale à l’université de Paris Ouest Nanterre La Défense, Bruno Dumézil est l’auteur de plusieurs ouvrages sur le haut Moyen Âge occidental. Il a dirigé le brillant et très dense ouvrage collectif Les barbares publié aux éditions PUF. Il revient ici sur cette notion de barbares à travers l’histoire. 

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Vivre l’histoire : Né dans le berceau de la civilisation européenne en Grèce il y a plus de 2000 ans, peut-on dire cependant que le concept de barbarie est universel ?

Bruno Dumézil : Le mot de « barbare » est indiscutablement grec et fondé sur une onomatopée : le barbare est celui qui ne parle pas grec. En revanche, des équivalents existent dans de nombreuses civilisations mais pas toutes. Il est plutôt présent dans les civilisations qui ont développé une structure étatique et réfléchi à la notion de frontière. Car le « barbare » est un autre géographique, linguistique et culturel à partir du moment où le groupe est suffisamment structuré pour atteindre un niveau organique. Ainsi, la Chine a  ses barbares  (les « cuits » et les « crus » selon la dénomination de la Cour Impériale mandchoue des Quing), le Japon aussi (du nord et du sud),  ainsi que les Egyptiens (neuf peuples différents)…  Il arrive toutefois que des petits groupes humains n’aient pas d’équivalent.  Il s’agit souvent de situations où les étrangers sont tellement différents qu’il est impossible d’établir des distinctions entre les assimilables et les inassimilables.

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L’image du barbare est au cours de l’histoire marquée par de multiples stéréotypes (poilu, violent…). Que disent ces stéréotypes des civilisations qui les ont forgés ?

Le « barbare » permet de se définir généralement dans des moments où l’unité manque. C’est ainsi le cas pour la Grèce au Vème siècle avant JC au moment des Guerres médiques quand toutes les cités en conflit les unes contre les autres cherchent une unité face aux Perses et inventent cette notion. Généralement c’est le dénominateur commun des civilisations que de trouver son barbare. Les oppositions entre civilisation et « barbarie » sont très variables : physiques, culturelles (le sexe et l’alimentation reviennent très souvent) mais aussi parfois il s’agit juste d’une frontière géographique qui crée le barbare. Celui qui est de l’autre coté de la montagne ou de l’eau est forcément différent parce que justement on veut poser cette ligne géographique comme étant intangible. Chaque civilisation s’adapte  à ses propres besoins : il n’y a pas d’invariant même si  bien  sur les aspects physiques, linguistiques et moraux vont revenir fréquemment.

En plus de désigner un ennemi extérieur, vous montrez dans votre ouvrage combien le barbare est aussi un puissant outil de politique intérieure et de légitimation du pouvoir. Tout pouvoir a-t-il besoin de son barbare pour se construire et perdurer ?

Sans doute sur la très longue durée. Sur ce  temps long, on a besoin du barbare, de le montrer et de l’évoquer quand il n’est pas immédiatement présent. Ainsi entre les grandes colonnes et les arcs triomphaux romains du Ier siècle  de notre ère et une partie d’internet aujourd’hui, il existe une grande continuité.  De tout temps on a besoin de montrer qui est le « barbare » pour justifier ses guerres, et désigner ce qui est inacceptable et  montrer que l’on appartient à une civilisation qui a le devoir de combattre la « barbarie ».

Reactions-Dothraki-Battle-Game-ThronesMalgré la crainte qu’il suscite, le barbare a toujours fasciné. Pourquoi ?

Comme le « barbare » représente l’autre, si on ne s’aime pas soit même on va aimer cet autre. Dans les grands moments de crises des civilisations,  ou à leur apogée, par exemple dans la Rome du Ier siècle. Alors que tout va bien on s’interroge sur une décadence des valeurs morales, sur un affaiblissement notamment une crise de la virilité qu’on aura également au XXème siècle autour des années 1920 et la philosophie de Spengler. L’idée est que l’autre est forcément mieux que nous car il  correspond à un état antérieur : plus jeune, plus pur, plus dynamique et proche de la nature. Il y a alors la tentation du discours moraliste. Depuis le Ier siècle avec Tacite jusqu’à  notre XXIème siècle où l’on met en avant dans certains contextes la « barbarie » comme étant l’état qu’a perdu l’homme occidental. Le barbare va être mieux que nous.

Existe-t-il des vertus barbares ?

Sa vertu principale est une maitrise de la guerre. Le « barbare » est plus compétent pour combattre. Il est plus violent, plus sauvage, plus jeune… Ce que les romains entérinent à tel point que dans les années 380 de notre ère plus de la moitié de l’armée romaine est composée de barbares. On leur fait ainsi plus confiance pour défendre l’empire. En même temps sur la longue durée, il y a l’idée de la proximité avec la nature que ça soit sur le plan physique ou religieux. Le barbare est plus pur car il a une dévotion à des forces qui ne sont pas médiatisées par des clercs. Et puis la dernière vertu est que la confusion entre les sexes n’existe pas dans les civilisations barbares. On a ce discours à l’époque grecque, plus encore à l’époque romaine, et repris pour partie par le discours chrétien en montrant que  chez les barbares l’homosexualité n’existe pas , la virilité est indiscutable et la féminité parfaitement pure. Un discours qui sera repris au XIXème et XXème siècles, parfois de manière neutre ou de ou façon très marqué politiquement.

Alarichs Bestattung/nach Knackfuss/1890 - Burial of Alaric / Knackfuss / 1890 -L’ouvrage collectif que vous avez dirigé contient bien sûr des articles sur les barbares historiques, de l’Antiquité au Moyen Âge, mais aussi plusieurs entrées plus contemporaines, concernant notamment les jeux vidéo, les jeux de rôle ou la littérature d’heroic fantasy. Pourquoi ces aspects vous ont-ils paru pertinents ?

Car on doute de  l’existence réelle de certains peuples barbares de l’antiquité. On peut se demander alors s’ils  ne sont pas comme nos barbares de jeux vidéo, des projections et des inventions. Malgré de nombreuses sources sur les Hérules ou les Gépides, il existe pour les spécialistes encore de nombreux doutes sur leur existence. Les hommes de ce temps  avaient peut être  besoin de ces barbares de fiction tout comme aujourd’hui on a besoin des Klingons dans Star Trek  des Dothrakis dans Game of Thrones. D’une certaine façon que le « barbare » existe ou pas n’est pas réellement important, c’est ce qu’on projette sur lui qui fait sens. C’est donc pour cela que nous avons fait ce choix de nous intéresser à l’Heroic fantasy et la Science-fiction qui font partie intégrante de la culture de masse de notre époque.

Que pensez-vous de l’utilisation qui est faite aujourd’hui de ce concept de barbarie par certains de nos contemporains afin d’entretenir l’idée d’un choc des civilisations ?

A d’autres époques, on a beaucoup parlé de barbares notamment au XIXème siècle. La grande production historiographique d’alors est sur la germanité en Allemagne et sur la barbarie côté français. On peut supposer qu’il va se produire la même chose, c’est-à-dire un effet de saturation. Bientôt, on aura tellement parlé de barbares que ça ne fera plus sens. Ainsi à la fin XIXème siècle, on voit se multiplier les chansons sur le roi Dagobert en France car plus personne ne supporte l’époque mérovingienne. Il n’est pas impossible que d’ici quelques années, sans que le thème disparaisse complètement, ou au moins qu’il s’estompe pour être remplacé par de nouvelles thématiques plus porteuses. C’est un effet de mode récurent qui a un cycle de trente ans.

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