Thomas Renaud est journaliste et vient de publier une belle biographie de Georges Bernanos aux éditions Pardès. Il répond ici à nos questions sur son rapport à l’histoire de France et sur sa brûlante actualité.
Bernanos n’a jamais cessé d’être lu de sa mort il y a 70 ans maintenant cet été jusqu’à aujourd’hui. Comment expliquez vous que ses écrits gardent une telle actualité ?

Thomas Renaud : Peut-être justement parce qu’il ne s’agit pas d’une oeuvre d’actualité. Les romans sont certes ancrés dans une époque, mais constituent souvent des paraboles visant plus haut. Quant aux écrits de combats, s’ils témoignent de l’engagement très fort de Bernanos dans les luttes de son temps, ils renferment toujours une réflexion beaucoup plus verticale, extraite de la mêlée. Je suis bien incapable de cerner ce qui vaut aujourd’hui à Bernanos d’être encore lu, et par quels lecteurs, mais je sais qu’ils viennent chercher dans ses livres quelques vérités simples et explosives, de celles que l’époque cherche à étouffer à tout prix. Vient-on chercher chez lui le réactionnaire, le conservateur ? Ce serait, à mon sens, faire fausse route. Ces étiquettes sont impuissantes à dire ce qu’il fut véritablement. Réfractaire, peut-être, selon la belle expression de Bruno de Cessole, qui la définit ainsi : « Un écrivain réfractaire possède une dureté particulière qui lui a permis de résister à l’usure du temps, une vitesse d’évaporation faible, qui explique la permanence de ses écrits, et une forte résistance à la corrosion de son époque comme à celle des époques ultérieures. A ces qualités physiques s’ajoute, au figuré, une certaine propension à l’insoumission, la difficulté à reconnaître quelque autorité ou emprise que ce soit, et la résistance à un grand nombre d’infections mentales ou de traitements hygiéniques. » Ce que François Mauriac avait résumé en une seule phrase, en peignant Bernanos en « témoin de ce qui dure contre tout ce qui donne l’illusion de durer. » Qui ne voudrait pas, à l’ère du mouvement pour lui même, de l’innovation qui innove et de la farce du jupitérisme marcheur, venir lui soutirer quelques fragments de vérités « qui durent ».
Grand chrétien il n’hésite pourtant jamais à tonner contre l’église moderne à laquelle il oppose celle du Moyen Age. L’époque médiévale est elle pour lui un âge d’or?

Sans avoir connu la profonde crise de l’Eglise à partir des années 1960, Bernanos s’était élevé tôt contre ce qu’il nommait un « christianisme de pain d’épice ». Il avait beaucoup à reprocher à l’Eglise de son temps, et en premier lieu, pour être bref, un déficit d’incarnation, lui « qui aimait les choses humaines à cause de Celui qui s’est fait homme et qui aimait Celui qui s’est fait homme à cause des choses humaines » selon les mots d’un bénédictin qui le connut bien. Bernanos fut donc, incontestablement, vigoureusement critique, et à sa manière « catholique anti-clérical ». Il faut dire que son idéal chrétien était élevé et son estime pour la figure du prêtre, impitoyable. Luc Estang, bon connaisseur du Bernanos intérieur a souligné l’importance que revêtaient pour lui les Béatitudes : « Heureux vous les pauvres (…); heureux vous qui avez faim (…); heureux vous qui pleurez(…). » Bernanos aimait la foi des médiévaux comme une foi simple, rugueuse, loin du quiétisme, du prétendu « humanisme chrétien » ou des brillantes constructions théologiques des clercs savants. Le Français de la plus vieille France fondait son espérance dans le souvenir de la chrétienté médiévale, des villages groupés autour du clocher, de ces petites républiques de laboureurs, de paysans et de priants. Cette chrétienté, qui s’épanouissait à travers les reitres repentis, la témérité des bergères et l’inconscience de moines bâtisseurs, était particulièrement chère au coeur de Bernanos. Comme elle le fut à Péguy…
On connaît bien le Bernanos chrétien mais moins le Bernanos ancien combattant. L’expérience de la Grande Guerre fut-elle aussi décisive pour lui et pour son oeuvre qu’elles ne l’ont été pour des auteurs comme Ernst Jünger ou Céline?

La Grande Guerre fut, pour ceux qui la vécurent en première ligne, une expérience indépassable. Et pourtant, elle ne tient qu’une importance bien secondaire dans l’oeuvre de Bernanos, qui connut pourtant la rage démentielle des combats, notamment durant l’année 1916. Nous sommes très loin de l’élan guerrier du premier Jünger ou de la grande démystification célinienne. Quasi-absente des romans, l’ombre de la guerre plane sur les essais et les articles de presse, sur la correspondance aussi. Vingt ans après la fin de la guerre, Bernanos écrira : « Certes, ma vie est déjà pleine de morts. Mais le plus mort des morts est le petit garçon que je fus », et l’on sait l’importance de l’enfance chez Bernanos… Etranger à l’esprit des matamores plastronneurs tout comme au pacifisme viscéral qui ne quittera plus d’anciens combattants valeureux, le journaliste de combat se dressera contre l’imposture des voleurs de victoire, qui s’étaient grassement enrichis des dividendes de la guerre. La Grande Guerre fut aussi ce creuset de l’indéfectible solidarité des tranchées qui achèvent de dégoûter Bernanos de l’esprit bourgeois. Le militant du cercle Proudhon y vérifiera que « l’élite ouvrière française est la seule aristocratie qui nous reste. »
A la Libération de la France en 1947 il publie La France contre les robots, peut être son plus célèbre pamphlet, dans lequel il y fustige l’homme de masse. Quel est cet homme qu’il voit poindre au commencement de cette nouvelle ère qui s’ouvre?
Bernanos sort épuisé moralement de son exil brésilien et des désillusions de son retour en France. Le déshonneur français qu’il décelait dans la veulerie de certains maréchalistes, il le retrouve dans la sinistre séquence de l’imposture épuratrice. Il y a un abîme entre la rencontre Bernanos-Malraux de 1946 – sur laquelle Nimier écrira des pages inoubliables – et l’engrenage vengeur de l’Epuration, qui cachait la noirceur des combines politicardes sous le voile de la pureté résistentialiste. Celui qui soutient le recours en grâce de Lucien Rebatet ne quitte plus la plume de l’écrivain de combat, et quitte l’actualité la plus vive pour ses vastes méditations sur le monde technicien qui se prépare. Comme souvent chez Bernanos, tout part d’un cri, ou d’un dégoût. Celui de « l’étalage obscène des médiocrités assouvies » pour reprendre les mots d’un des derniers articles de l’écrivain. Dégoût prophétique qui annonce l’indécente prospérité économique des décennies futures, associée à une misère spirituelle jamais connue par l’homme. Bernanos partage avec Jünger la préfiguration de la société de la Technique, et avec Ortega y Gasset celle de « l’homme-de-masse », certaines pages font également songer aux travaux de Jacques Ellul. Bernanos n’avait-il pas pressenti les germes de ce que l’on nomme aujourd’hui transhumanisme, jugez-en plutôt : « La technique moderne n’est évidemment pas capable de faire, comme elle s’en vante, une humanité nouvelle, mais elle peut mutiler la nôtre assez profondément pour paraître l’avoir créée de toutes pièces. »