Les dictateurs, le dernier livre du grand journaliste de l’Action française Jacques Bainville publié quelques mois avant sa mort en 1936 est réédité par les éditions Perrin. Le spécialiste des relations internationales, aux analyses si souvent prémonitoires, déçoit malheureusement dans ce texte écrit durant la maladie qui lui sera fatale. Celle-ci fut préjudiciable à la qualité de ce texte qu’il fut contraint de dicter de son lit, aidé par des plumes comme Lucien Rebatet et Robert Brasillach.
Nous sommes ici, loin de l’impression de puissance intellectuelle et de profondeur historique, qui se dégage d’un essai comme Les Conséquences politiques de la paix ou bien encore de Histoire de trois générations qui sont incontestablement deux chefs-d’œuvre de la bibliographie bainvillienne.

Malgré cela, on retrouve certaines des idées fortes de la pensée de Jacques Bainville. Quand il étudie la dictature, ce n’est pas tant le système politique qui l’intéresse que les dictateurs, leurs spécificités, leurs différences et ce qui les lie les uns aux autres. Il maintient cette méthode d’analyse de psychologie historique qui l’imposa dès son premier livre sur Louis II de Bavière comme un des grands historiens de son temps. Chez Bainville, comme chez Sainte-Beuve qui l’inspira dans ses jeunes années, les hommes restent les mêmes malgré les siècles d’écart. Si les chemins de fer ont pu remplacer les chevaux, l’homme bien qu’il aille plus rapidement de Paris à Berlin reste taillé dans la même pierre. Ses réactions, ses humeurs, ses colères changent peu qu’il vive à la cour de Louis XIII ou dans les antichambres d’un ministère de la IIIe République. Et c’est avec cette idée majeure, que Bainville projette son regard rétrospectivement et qu’il met en place une grille d’analyse pour étudier le passé, comprendre son temps et anticiper l’avenir : « L’homme, à toutes les époques et dans tous les siècles, se ressemble, il a les mêmes passions, il raisonne et se comporte de la même manière dans les mêmes cas. » Écrit dans ces années 1930, au cours desquelles s’amorce le mécanisme qui amènera l’Europe dans le précipice de la guerre, Bainville veut dissuader ses compatriotes de céder aux drapeaux flamboyants de la dictature qui s’impose alors partout. Le vieux monarchiste craint cette solution politique pour laquelle beaucoup de Français ne sont pas insensibles. L’historien, attaché à la dynastie multi-séculaire capétienne, reste convaincu que les solutions face aux errements démocratiques de la république qu’il a toujours dénoncés, se trouvent dans une monarchie qui a pour elle la légitimé et la stabilité.
La dictature n’est que le retour d’une solution politique, qu’il cherche à décrypter par de multiples détours qui l’amènent vers les rives de la mer Égée lors de l’Antiquité grecque ou le long de la Tamise de l’Angleterre de Cromwell, qu’il classe ainsi comme le premier dictateur moderne. Ce régime autoritaire revient ainsi sans cesse dans l’Histoire comme un recours face à l’impéritie des gouvernements et contre les chaos. Les causes de son surgissement sont multiples. Le livre est composé ainsi d’une succession d’analyses des différents épisodes de dictatures à travers les sicèles. Des chapitres à but de vulgarisation mais malheureusement assez inégaux. Dans une présentation didactique et synthétique, certains dictateurs comme ceux d’Amérique du Sud sont survolés et apportent peu de choses à la démonstration. De plus, certains rapprochements entre ces dictatures anciennes et celles des années 1930 semblent parfois peu pertinents. Il remarque toutefois que la seule grande période épargnée par la dictature est le Moyen Âge, préservé par la féodalité. Certains autres choix de dictateurs pourront surprendre comme Richelieu qui malgré son intransigeance autoritaire n’établit pourtant jamais une dictature personnelle. Un pouvoir immense en son temps qui fut toujours toutefois contrôlé rigoureusement par Louis XIII, toujours soucieux de garder la maîtrise de sa souveraineté royale comme Jean-Christian Petitfils l’a montré dans sa biographie publiée en 2008 chez Perrin.
Si il y a un enseignement à tirer de ce livre, c’est que « la dictature est comme beaucoup de choses. Elle peut être la meilleure ou la pire des formes de gouvernement ». Mais il faut surtout éviter de créer les conditions à son avènement. Pour Bainville, ces dictatures sombrent par leur démagogie et ne sont qu’une autre face plus sombre du mirage démocratique. Comme le constate dans la préface de l’ouvrage justement Christophe Dickès, spécialiste de l’œuvre de Bainville, l’ouvrage enterre aussi ce vieux rêve wilsonien de l’après 1918 qui anime de nombreux idéalistes anglo-saxons. Cette utopie de voir la démocratie et la paix s’imposer partout dans le monde sous l’égide de la Société des nations. Un idéalisme aujourd’hui néo-conservateur et qui perdure avec les conséquences désastreuses que l’on connait actuellement au Moyen-Orient. On le voit, le livre revient sur les idées fortes des théories politiques et historiques de son auteur mais il ne sera à même d’intéresser que les passionnés de son œuvre qui y liront, avec émotion, les dernières lignes rédigées par un des esprits les plus brillants de son temps.