Fadi El Hage, spécialiste de la France moderne, publie Le sabordage de la noblesse aux nouvelles éditions Passés composés. Ce remarquable essai s’intéresse à la chute irréversible de la de la noblesse dans le royaume de France lors du siècle des Lumières. Un siècle qui verra lors de ses dernières années le triomphe de la bourgeoisie et, à la séance du 17 juin 1790, la suppression officielle par l’Assemblée Constituante des titres de noblesse, point final de plus d’un millénaire de domination.

Dans La Duchesse de Langeais, Balzac livre dans la première partie de son roman un constat sévère sur l’aristocratie de cette première moitié du XIXe siècle. Le romancier de La Comédie humaine constate alors la dégénérence de cette classe et livre ainsi une vision idéaliste d’une apogée monarchique qu’aurait connu la France sous la Renaissance où l’aristocratie était animée, selon lui, par une noblesse de cœur. Pour le romancier, celle-ci tenait son rôle guerrier et glorieux aux côtés du trône et lui assurait autorité et puissance. Mais selon lui, la noblesse féodale est devenue une noblesse de cour et, de glorieuse, elle est devenue parasitaire. Pour l’écrivain, c’est ce processus de décadence progressive qui a plongé la France dans les tourments révolutionnaires. Une opinion très partagée alors et qui le reste aujourd’hui. Fadi El Hage tente donc de saisir la réalité et les mythes à l’origine de dégradation de l’image de cette classe privilégiée au sein de l’opinion publique alors naissante.
Au cours du XVIIIe siècle s’intensifie la diffusion des idées, mais aussi celle des rumeurs et des informations. Se façonne alors l’opinion publique, à travers l’activité des réseaux de salons, de clubs – bien analysé par l’historien Augustin Cochin – mais aussi par la diffusion des gazettes et des pamphlets. Il se façonne progressivement dans l’esprit public l’idée selon laquelle l’aristocratie est une caste pervertie, décadente et cupide. Une élite corrompue qui cadenasse le pouvoir civil et militaire. Si les esprits les plus fins du temps comme Voltaire ou Montesquieu se livrèrent à d’acerbes attaques contre cet ordre, ce n’est que le sommet de l’iceberg. Au-dessous se propagent également de multiples pamphlets, rumeurs, histoires avérées ou inventées qui sapent chaque année un peu plus la légitimité d’une aristocratie qui semble aux yeux de beaucoup déchoir de son rang. En décortiquant de multiples sources, l’historien a réussi à extraire des textes méconnus qui éclairent son analyse tout en affinant son analyse par l’utilisation judicieuse d’écrits d’intellectuels contemporains comme ceux de Cynthia Fleury et son ouvrage La fin du courage.

Spécialiste d’histoire militaire, l’historien privilégie l’étude de l’armée, haut lieu des privilèges aristocratiques. Ainsi, le nombre plus important d’années de paix au XVIIIe siècle au regard des siècles précédents laissent donc une grande partie de la noblesse dans l’inactivité. Que peut faire alors l’aristocrate en dehors de la guerre ? Rien ou presque en ce temps où le travail est inenvisageable pour lui. Ainsi, malgré certains assouplissements à la fin du siècle, le commerce leur est même interdit et amène la bourgeoisie à prendre un ascendant immense par les fortunes qu’elle accumule. Cette oisiveté est dénoncée même par certains membres de cette classe privilégiée comme le baron d’Hollbach dans son Essai sur les préjugés : « Cette paix la plonge dans une honteuse oisiveté, parce qu’un préjugé ridicule lui persuade qu’il faut tuer ou ne rien faire. » Dans le même mouvement, l’arrivée de Louis XV et le scandale de ses amours au Parc aux Cerfs et l’influence des femmes de basse extraction comme Madame de Pompadour ou Madame du Barry vont ajouter au discrédit de la noblesse une désacralisation de la monarchie qui se poursuivra au règne suivant dans les cabales menées contre une reine trop insouciante. La violence de l’opinion publique repose donc sur certaines vérités et de nombreux mythes. C’est le mérite de ce livre de tenter de démêler une partie de ce nœud où se mêlent fantasmes et réalités. Une violence contre le haut de la pyramide de la société d’Ancien Régime qui fait de l’année 1789 une continuité presque logique durant laquelle les opinions se sont transformées en actes.
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