Samuel Pepys, pétillant diariste au temps de calamités

Un des témoignages les plus exceptionnels sur le XVIIe siècle est, sans conteste, le journal de Samuel Pepys (1633-1703), classique de la littérature anglaise. Ce Britannique, issu de la petite bourgeoisie londonienne, nous livre le compte rendu passionnant d’une période trouble de l’histoire de son pays (1660-1669). Une décennie noire qui vit Londres d’abord menacée par la flotte Hollandaise puis ravagée par la peste en 1665 avant d’être détruite l’année suivante par un incendie.

Samuel Pepys

C’est au sein du Collège Saint Paul, dans lequel il s’est sensibilisé aux thèses « républicanistes » et au puritanisme, que se forment les idées politiques du jeune Samuel Pepys. Au cours du règne de Charles Ier, Il adhère aux idées des « têtes rondes » de Cromwell opposé au pouvoir royal. La révolte du parti cromwellien plonge le royaume dans la  la guerre civile (1642-1645). Un conflit qui entraîne le jugement et l’exécution du roi en 1649 et l’instauration d’une dictature puritaine durant près d’une décennie.  C’est lors la restauration des Stuarts en 1660 que Pepys va se hisser dans les hautes sphères de pouvoir.  Comme Colbert auprès de Louis XIV, il doit tout de son ascension à ses compétences, à sa rigueur et à son intelligence. Ses talents lui permettent de prendre une place majeure au sein de l’Amirauté britannique alors en train de forger la puissance de la Royal Navy. Ce fer de lance maritime qui permettra à la Grande Bretagne de régner, au siècle suivant, sur un empire mondial. Il a donc participé à l’ascension de son pays vers l’hégémonie sur les mers du globe. Pourtant, si aujourd’hui, son nom est resté dans l’histoire, ce n’est pas pour cette carrière exceptionnelle sous le règne de Charles II, mais pour son activité de diariste talentueux.

Un diariste au cœur de l’histoire

Puritan Roundhead par John Pettie

Derrière le grand serviteur de la couronne se cache un homme qui dévoile dans son journal absolument tout d’une vie éloignée des rigoureuses prescriptions du puritanisme de sa jeunesse. Comme les années de Régence en France, la restauration des Stuarts en Angleterre est marquée par le relâchement des mœurs. Du temps de Cromwell, l’élite anglaise a été étouffée trop longtemps dans le cadre corseté d’une morale religieuse intransigeante. Ce nouveau libéralisme auquel adhère maintenant Pepys reste toutefois tout relatif. En témoigne ainsi un passage où il évoque la lecture du sulfureux L’Eschole des Filles : « Après y avoir jeté un coup d’œil, je vis que c’était l’ouvrage le plus licencieux, le plus impudique qui soit […]. » Un mois plus tard, Pepys achète le livre dont il prend soigneusement connaissance. Mais « dès que je l’eus terminé, je l’ai brûlé, pour qu’il ne se trouve pas, à ma honte, dans ma bibliothèque ». Pepys reste un bon vivant peu vertueux qui apprécie le luxe, le théâtre, la mode, les mets et les vins raffinés et surtout la compagnie des femmes. Il ne peut s’empêcher de les séduire malgré son attachement sincère à son épouse française, fille de huguenots exilés. Son journal ouvre une lucarne qui laisse entrevoir les plaisirs du temps, mais aussi les grouillements de Londres, ville incommode où la saleté et la misère n’épargnent pas même les beaux quartiers. L’écrivain Jean-Louis Curtis dans une préface au livre évoquera très justement que « [l]’historien des mœurs n’a qu’à puiser dans la manne de détails précis, concrets, touchant l’aspect des rues, des costumes, les travaux et plaisirs des diverses classes sociales, la cuisine, l’économie domestique, les lieux de culte, de réunion, de promenade, de débauche : églises, parcs, cafés, tripots, bordels. ». Au gré de la vie mouvementée de l’auteur, on ne manque pas d’être surpris, parfois amusé, par les coutumes du temps comme ici au théâtre : « J’étais placé en arrière, dans un coin sombre, lorsqu’une dame se retournant, cracha sur moi par mégarde, ne m’ayant point aperçu ; mais comme je vis aussitôt qu’elle était fort jolie, je n’en fus pas fâché le moins du monde. »

L’homme se livre sans réserve car ce journal n’avait pas pour vocation d’être lu par d’autres que lui. Pepys ne se voulait pas écrivain et son journal devait seulement conserver sur le papier le souvenir d’une riche vie professionnelle et mondaine. Pour coder son texte, il se sert de la tychographie, une forme de sténographie inventée quelques années auparavant, utilisée principalement pour la retranscription des prêches. Précautionneux, il insère dans son texte des expressions ou des mots italiens, espagnols, latins, français, auxquels il ajoute des vocables de son propre cru, tout particulièrement lors des passages les plus licencieux. Dans le texte d’origine, la rencontre avec une jeune femme est décrite ainsi : « Nous did biber a good deal de vino et je did give elle twelve soldis pare compare elle some gans for a new anno’s egift… » Ce sabir donne en français : « Nous avons bu une grande quantité de vin et je lui ai donné douze shillings pour s’acheter des gants comme cadeau du nouvel an. » C’est donc avec une profonde sincérité que l’homme se révèle sans aucun masque. Il commente sa vie quotidienne et multiplie ses confessions, en tant que  fonctionnaire qui exprime sa soif d’honneurs sans cacher ses petitesses. Se révèle donc là, avec style et un ton étonnamment moderne, un texte qui alterne plusieurs types de registre :  propos triviaux allant jusqu’aux détails sur ses coliques et de ses flatulences et réflexions politiques ou religieuses.

Écrivain des calamités

La bataille de Lowestoft, 3 juin 1665

Mais l’autre intérêt de l’ouvrage est que Samuel Pepys est le chroniqueur d’une décennie à l’intérêt historique majeur. Sous sa plume, les grands événements tragiques sont contés de manière quasi journalistique. Ainsi en 1665 les Provinces Unies protestantes déclarent la guerre au Royaume Uni et leurs raids atteignent l’embouchure de la Tamise. Depuis la Tour de Londres, on entend résonner les canons hollandais. Pepys retranscrit alors parfaitement la stupeur qui gagne la ville. L’année suivante, c’est l’épidémie de peste qui ravage Londres. Pepys se fait cette fois le chroniqueur quotidien de ce fléau qui faucha près d’un quart de la population de la ville. Pepys décrit ainsi l’apparition de la terrible maladie dans les rues de Londres avec la sérénité stoïque du chrétien confiant dans les volontés divines : « Ce soir, en rentrant pour souper, j’apprends que la peste vient de faire son apparition dans la Cité, et cela justement dans Fenchurch Street, chez le docteur Burnett, mon bon ami et voisin… Au bureau pour terminer mes lettres, préoccupé de mettre mes affaires et ma fortune en ordre, au cas où il plairait à Dieu de m’appeler à Lui. Que sa volonté soit faite ! »Tels certains comptes rendus journalistiques actuels, il tient la comptabilité des décès au jour le jour, livre des informations précises sur l’avancement de l’épidémie et les réactions désemparées des autorités. À sa lecture, on le constate, les siècles passent et les réactions des hommes ne changent pas. La vie continue malgré le drame et Peppys, inconscient, loin de se confiner, continue à vivre sa vie de plaisirs et d’excès : « Chez le duc d’Albermale, j’ai la joie d’apprendre que le nombre des victimes de la peste est tombé cette semaine à soixante-dix. Rentré chez moi, je trouvai la compagnie que j’avais invitée, Coleman et sa femme, Mme Knepp et son grincheux de mari. » Enchaînement funeste, Londres se remet à peine de ce fléau qu’un incendie s’y déclare le 2 septembre 1666. Incontestablement, c’est le point d’orgue de ce journal avec, de nouveau, des critiques envers les autorités qui résonnent en nous par leur actualité : « Les gens décrient, par-dessus tout, la simplicité [la stupidité] de mon lord-maire en général, et plus particulièrement dans cette affaire d’incendie, dont ils lui font porter l’entière responsabilité. »

Plus qu’un tableau d’une époque et de ses drames, le Journal de Samuel Pepys, prodigieuse mine pour l’historien, révèle ainsi la vérité d’un homme sans fard ni artifices et atours littéraires. Ce sont là les confessions d’outre-tombe d’un homme dans toute sa crudité, avec ses grandeurs et ses faiblesses. Cette conscience livrée à nu est le sel de ce texte. Stevenson le résumera bien ainsi : « Il semble que Pepys n’ait eu d’autre désir que de se montrer respectable et qu’il ait tenu un journal pour montrer qu’il ne l’était pas. » Pepys abolit étonnamment le temps qui nous sépare de ce XVIIe siècle en le peignant de couleurs vives, tel un brillant tableau de maître.

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