Vivre l’Histoire : Vous décrivez admirablement l’expérience de von Rundstedt durant le Grande Guerre. N’est-il pas toujours resté un officier de cette guerre ou a-t-il su évoluer théoriquement durant l’Entre-deux-guerres ?

Laurent Schang : Merci du compliment ! Disons que Rundstedt a fait ce qu’on pourrait appeler une belle guerre, s’agissant d’un homme qui a voué sa vie à la carrière des armes. Ses états de service sont en effet des plus honorables, sans qu’il se soit couvert de gloire, à l’instar d’un Rommel par exemple. Commencée avec le grade de Hauptmann (capitaine), il la termine avec celui de Major (commandant), ce qui signifie qu’il a continué à grimper les échelons au rythme normal, quoiqu’un peu accéléré par les circonstances, d’un officier du temps de paix. Il y a récolté la Croix de fer de 2e classe pour sa brillante conduite au feu durant la bataille de la Marne, et celle de 1re classe pour son action sur le front de l’Est en 1917. L’intéressant, dans le cas de Rundstedt, est qu’il a occupé durant cette guerre des fonctions variées, tantôt chef d’état-major de corps d’armée, en Russie blanche et en Galicie, tantôt administrateur – intendant militaire si vous préférez –, en Belgique et en Pologne. Ses talents d’organisateur et de planificateur, à l’arrière comme en première ligne, ont été suffisamment remarqués par ses supérieurs directs pour qu’à deux reprises en 1918, ceux-ci le recommandent pour la médaille de l’Ordre « Pour le Mérite », la plus prestigieuse qui soit dans l’empire allemand. Demandes rejetées : il faut croire que le ministère de la Guerre considérait que Rundstedt avait agi conformément à ce qu’on pouvait attendre d’un officier breveté du Grand État-Major général. Toute une ribambelle d’autres décorations lui furent cependant décernées, dont l’Étoile de Gallipoli, l’équivalent ottoman de la Croix de fer de 1re classe.
Avant d’aller plus loin, il n’est peut-être pas inutile de préciser aux lecteurs que

Rundstedt était entré dans l’armée allemande en 1892. Il va de soi qu’avec vingt ans et plus d’ancienneté, Rundstedt était déjà imbu en 1914 du schéma de pensée propre à sa caste, a fortiori en tant qu’officier breveté d’état-major. Il était donc formé, voire formaté, pour faire une guerre préparée selon la conception très (trop) étroite qu’en avait le Grand État-Major général. L’effondrement du plan Schlieffen en septembre 1914 fut un choc terrible pour les officiers de la génération de Rundstedt, qui les prit complètement de court. Si trois ans plus tard, le haut commandement allemand trouva la recette pour rétablir la guerre de mouvement à l’ouest, il ne vit pas que la clé du succès résidait désormais dans la motorisation des déplacements et la mécanisation du combat. Les plus jeunes s’en souviendront dans les années 1920. C’est eux – les Lutz, Guderian, Nehring, Kempf – qui forgeront, non sans mal d’ailleurs, la Panzerwaffe, l’arme blindée allemande que tout le monde connaît. Or, Rundstedt ne fut jamais en cheville avec ces réformateurs, d’abord parce qu’il fit le plus clair de la guerre à l’Est, sur un front qui n’a pas connu au même degré l’enlisement, ensuite parce qu’il n’avait aucun goût pour la technique. Son âge enfin : soixante ans en 1935, année de l’apparition de la première Panzerdivision, ne le prédisposait pas à accueillir d’un œil favorable cette invention qui allait tout chambouler dans les années à venir.
Rundstedt n’en fut pas moins un officier soucieux de contribuer au perfectionnement de la Reichswehr de 100 000 hommes issue du traité de Versailles. La suite de sa carrière le prouve : lieutenant-colonel en 1920, on le retrouve général et gouverneur militaire de Berlin à l’avènement de Hitler, ce qui fait de lui le troisième militaire du pays à l’époque. L’enjeu pour les chefs de cette armée de poche était de taille : savoir s’adapter aux nouvelles conditions du combat, en composant avec des moyens réduits à l’extrême et sans avoir pour autant à abandonner l’esprit de caste qui animait l’ancienne armée. À son niveau, Rundstedt y contribua. Pas en écrivant des articles tactiques ou techniques dans les revues du type Militär Wochenblatt, certes, mais en accompagnant le mouvement dans ses différentes affectations.

La question se complique dans les années 1930 avec le débat sur l’emploi des chars. En la matière, c’est sûr, Rundstedt n’est pas un visionnaire. Partisan de la mobilité comme tout un chacun, Rundstedt ne croyait pas que le char pût bouleverser à lui seul les fondements de la guerre. Dans sa vision, disons conservatrice, « old school », des choses et de la tactique en particulier, les Panzer devaient agir en étroite coopération avec les autres armes pour être décisifs sur le champ de bataille. En outre, l’arme blindée, malgré ses qualités manœuvrières, lui paraît excessivement coûteuse en matières premières et en essence. Aussi la motorisation du tandem royal infanterie-cavalerie primait-elle à ses yeux sur le développement de la mécanisation des forces armées. Du reste, l’arrivée d’Hitler aux affaires ne changea pas tout de suite les choses. Rappelons que la doctrine tactique en vigueur dans la Wehrmacht première mouture excluait toute idée d’emploi indépendant des blindés. Comme le rapporte Guderian dans ses mémoires, ce ne sont pas les généraux qui donnèrent l’impulsion nécessaire à la création des divisions blindées, mais Hitler lui-même. Rundstedt, de ce point de vue, avait bel et bien une guerre de retard.
Général parmi les plus expérimentés d’Allemagne en 1939, il se voit attribuer un commandement majeur lors des campagnes de Pologne et de France en 1939 et 1940. Il y fait preuve de beaucoup de réticences face aux percées en profondeur des divisions de Panzer des généraux placés sous ses ordres comme le fameux Guderian. Excessivement prudent, von Rundstedt aurait-il pu briser l’élan décisif de la Wehrmacht en mai 1940 ?

Ce que vous dites est surtout vrai pour la campagne de France. Rundstedt est encore très à l’aise lors de la campagne de Pologne – campagne « classique » dont il fut et le concepteur (ce qu’on a appelé le Fall Weiss ou « plan blanc »), avec le concours efficace de ses deux adjoints, Blumentritt et Manstein, et l’exécutant, en tant que chef du Groupe d’armées Sud. Son style de commandement, qui consistait à laisser une grande part d’initiative à ses subordonnés une fois ses directives envoyées, s’est avéré payant. La Pologne a été une sorte de galop d’essai pour les futures opérations de la Wehrmacht. Les colonnes blindées y ont fait la démonstration de leur puissance de pénétration, grâce à leur rapidité et à l’étendue de leur rayon d’action. La coopération avec l’aviation a aussi fonctionné à plein. Néanmoins, les Panzer de la première génération ont assez vite révélé leurs limites structurelles, qu’il s’agisse de leur vulnérabilité au combat ou de la fragilité de leur mécanique.
Pour ce qui concerne la campagne de France, le fait est que son succès stupéfia le haut commandement allemand lui-même. Sans parler de sa rapidité : six semaines, à peine deux de plus que pour rayer la Pologne de la carte, personne n’osait l’espérer. Alors oui, la part prise par Rundstedt dans la première phase du « plan jaune » d’invasion de la France ne plaide pas en sa faveur. Des premières heures de l’offensive, où il fut largement responsable des embouteillages qui se produisirent sur les routes de l’Eifel, aux journées capitales durant lesquelles il renâcla à lancer ses chars contre Dunkerque, Rundstedt afficha un visage dubitatif et constamment inquiet, presque léthargique. Pour sa défense, Rundstedt avait aussi de bonnes raisons de se montrer méfiant quant à un emploi trop aventuré des Panzer, tel que Guderian ne cessait de le réclamer. Les chars allemands n’étaient pas encore les monstres d’acier des années 1943-1945 et Rundstedt, qui n’avait pas oublié l’expérience polonaise, entendait ménager son fer de lance, même si cela allait à l’encontre de la nature même des Panzer-Divisionen, forgées pour interdire à l’ennemi de combattre à son rythme. Il faut croire que le facteur temps avait échappé à l’entendement du chef du Groupe d’armées « A ». Une autre explication de son incrédulité tient au fait que l’ancien combattant de 1914, qui a vu de l’intérieur le plan Schlieffen s’écrouler, ne peut tout simplement pas admettre la réalité.
Ce qui le sauve dans cette campagne, c’est encore une fois sa façon de commander. Malgré ses appréhensions, Rundstedt sut laisser au bon moment la bride sur le cou de ses « généraux de l’avant » (Guderian, Rommel, Hoth, Kempf, etc.). C’est eux qui forcèrent à plusieurs reprises la décision, pas lui.
En 1941, il prend la direction du groupe d’armées Sud lors de l’opération « Barbarossa » qui lui permettra de prendre Kiev et de réaliser un des plus grands encerclements de l’opération. Est-ce selon vous son commandement le plus brillant lors de cette guerre ?

Sur le papier, les chiffres parlent d’eux-mêmes : avec cinq armées soviétiques anéanties, 665 000 soldats prisonniers, 900 chars et 4000 canons ennemis détruits ou capturés, la réduction du « chaudron » de Kiev, du 17 au 26 septembre 1941, reste le record absolu de l’opération « Barbarossa ». Le Front Sud-Ouest a été littéralement anéanti dans la bataille. Tactiquement, c’est une victoire éclatante, qui devrait désormais permettre à Rundstedt de foncer vers la Crimée et le bassin du Donets, ses deux principaux objectifs. À ceci près que ses précieuses Panzer-Divisionen ont littéralement fondu dans la fournaise ukrainienne, ce qui fera dire à Halder, le numéro deux de l’armée de terre allemande, que l’acharnement mis à enlever la ville de Kiev a été une faute stratégique. En l’occurrence, celle-ci n’incombe pas à Rundstedt, qui a fort bien manœuvré, comme je le raconte dans le livre, mais à Hitler, qui tenait à tout prix à conquérir cette ville avant de repartir de l’avant. Le résultat de cette victoire tactique, c’est qu’arrivé à la fin du mois de novembre, si les Panzer de Rundstedt ont bien atteint Rostov (par -35° C !), il leur est impossible de s’y maintenir. Les hommes sont à bout et Rundstedt n’a plus un char vaillant. D’où sa décision, en dépit de l’interdiction formelle de Hitler, de stopper l’offensive et de commencer à replier ses unités le long de la rive occidentale du fleuve Mius le 30 novembre 1941. Décision qui lui valut d’être une première fois limogé par Hitler, même si celui-ci reconnut après coup que Rundstedt avait agi avec bon sens. Pour l’histoire, il n’en demeure pas moins que Rundstedt est le premier général allemand à avoir reculé depuis le début de la guerre. L’encerclement de Kiev, aussi brillant fût-il, n’a pas dû lui être d’une grande consolation sur le moment.
Après avoir contesté un ordre d’Hitler fin 1941, il perd son commandement à l’est avant d’être nommé commandant en chef des troupes à l’ouest dans l’attente du futur débarquement. Pouvez-vous résumer le différend qui l’oppose alors à Rommel ? Ne fait-il pas encore preuve de trop de rigidité voire de pusillanimité face au dynamique Renard du désert ?

Tout part de leur désaccord sur le positionnement des Panzer-Divisionen le jour du débarquement. Rommel était arrivé d’Italie à la fin de l’année 1943 pour accélérer la construction du Mur de l’Atlantique, qui traînait en longueur. À ce moment-là déjà, le problème n’était plus de savoir si l’invasion aurait lieu, mais où et quand, et dès le mois de novembre 1943, Rundstedt, qui n’accordait aucun crédit aux défenses fixes, avait proposé à Hitler que la réserve stratégique de l’Ob.West fût disposée à l’intérieur des terres, pour plus de souplesse. Le différend entre les deux maréchaux éclate en février 1944, quand Rommel affiche son désaccord avec le projet de Rundstedt d’échelonner les réserves de Panzer dans l’arrière-pays. Rommel préconise au contraire de déployer toutes les forces disponibles le long des côtes, ce qui plaît davantage à Hitler. La controverse enfle le 20 mars, quand Rundstedt est convoqué pour défendre son point de vue. Il reprend alors son argumentation en faveur d’une défense élastique et d’une concentration des troupes rapides à cent kilomètres en retrait des côtes, à l’abri des attaques aériennes de l’ennemi. Hitler donne d’abord raison à Rommel avant de se récrier et de demander un complément d’information. Là-dessus, Guderian, qui est depuis 1943 inspecteur général des Panzer, se range à l’avis de Rundstedt. Mais Rommel, sûr de son fait, refuse de céder et le ton monte. Comme à son habitude, l’arbitrage d’Hitler aboutit au mois d’avril à un compromis boiteux, puisque Rommel obtient le commandement de trois Panzer-Divisionen sur les dix présentes à l’Ouest et que dorénavant, aucun déplacement d’unité blindée ne pourra être ordonné sans la permission du haut commandement, autrement dit d’Hitler lui-même.
Qui voyait juste, de Rundstedt ou de, la question a été tranchée et par l’écrasante supériorité matérielle des Alliés et par l’ingérence d’Hitler. Fort de son expérience africaine (et italienne), Rommel savait que le mouvement des Panzer serait rendu très compliqué par la domination aérienne des Alliés. D’où son insistance à attendre l’invasion en bordure des côtes normandes, qui lui permettait de ne pas se préoccuper de l’aviation adverse. Le revers de la médaille était que Rommel misait tout sur un seul secteur. Raison pour laquelle Rundstedt, plus prudent sans doute, voulait positionner ses réserves de manière à pouvoir les diriger à bon escient le moment venu, quitte à accepter dans un premier temps que l’ennemi pénétrât en profondeur dans les terres. Une opération « de grand style », telle que Rundstedt la concevait, était-elle encore adaptée aux moyens dont disposait l’armée allemande à cette époque de la guerre ? C’est là un bon scénario de wargame.

Comment jugez-vous ses responsabilités dans les crimes commis par la Wehrmacht sous son commandement ? Est-il seulement coupable d’avoir laissé faire ou d’avoir pris une part active à l’image de Manstein en Crimée ?
Votre question amène plusieurs réponses. Tout d’abord, et contrairement à ce qu’il déclara devant le tribunal militaire international de Nuremberg, Rundstedt était très bien informé de ce qui se passait à l’arrière du front. Pour mémoire, les Einsatzgruppen n’ont pas commencé à sévir en 1941 mais dès l’annexion de l’Autriche en 1938. Leur intervention en Pologne était également programmée et comme tous les généraux d’armée, Rundstedt reçut au mois d’août 1939 l’ordre n° 183/39 de l’O.K.H. (le haut commandement de l’armée de terre), qui précisait et le nombre d’hommes affectés par Einsatzgruppe à chaque groupe d’armée, et la nature de leur mission. Idem pour la participation de certaines unités régulières de la Wehrmacht aux exactions commises à l’encontre des civils polonais. Nous savons qu’il s’en plaignit auprès de ses supérieurs – assez mollement du reste, et seulement après la cessation des hostilités. Il n’ignorait donc rien de la situation.

Le comportement de Rundstedt ne fut pas différent avant et pendant l’opération « Barbarossa » : il n’émit aucune objection le 30 mars 1941, lors du discours au cours duquel Hitler exhorta les deux cents officiers de haut rang rassemblés à la Chancellerie à mener une guerre d’anéantissement (« Vernichtungskrieg ») à l’Est ; il ne protesta pas non plus contre la diffusion des « ordres criminels » parmi la troupe, qui autorisaient les soldats à se faire justice eux-mêmes ; enfin, il ne s’opposa pas à celui du 6 juin 1941 autorisant l’exécution sur place des commissaires politiques capturés. C’est triste à dire mais Rundstedt mentait aussi lorsqu’il jura n’avoir pas eu connaissance des deux Einsatzgruppen (C au nord, D au sud) qui suivaient ses armées. Il était si bien au courant de leurs forfaits qu’il interdit le 24 septembre 1941 aux soldats du G.A. Sud qui prenaient une part active aux « opérations juives » à leurs côtés (Ouman, Berdichev, Kiev-Babi Yar, Dniepropetrovsk) de faire des photos, et qu’il fit confisquer celles existantes. De même, quand, après le massacre de Babi Yar (le plus grand de la « Shoah par balles » : 33 000 Juifs abattus les 29 et 30 septembre), le général von Reichenau diffusa son ordre du 10 octobre à la IVe Armée pour faire taire les protestations suscitées par cette tuerie, Rundstedt fut si impressionné à sa lecture qu’il le reprit à son compte et l’étendit à tout son groupe d’armées. On pourrait ajouter qu’il ne manifesta pas une compassion spéciale pour les soldats soviétiques faits prisonniers dans sa zone de commandement. Quand on connaît l’effroyable taux de mortalité dans les camps de prisonniers pour la seule période 1941-1942, ce désintérêt ne lui fait pas honneur. À sa décharge, même s’il l’avait voulu, Rundstedt aurait été de toute façon impuissant à contrer l’entreprise d’extermination en cours. Au fond, Rundstedt est surtout coupable d’avoir fermé les yeux et d’avoir laissé ses subordonnés agir selon leur conscience. En décembre 1941, ce n’était déjà plus son affaire.