Charles Ardant du Picq face à la terreur du soldat

Inconnu du grand public, le colonel Charles Ardant du Picq est une figure majeure de la pensée militaire. Tué au combat lors de la guerre franco-prusienne de 1870, cet officier aux idées avant-gardistes, a pourtant profondément marqué la pensée militaire du XIXe siècle et son influence se perpétue jusqu’à nos jours. Son ouvrage, publié en 1880 sous le nom d’Études sur le combat : combat antique et combat moderne est novateur par bien des aspects. Ainsi, loin des traités militaires stratégiques de son temps et des grands modèles comme Clausewitz ou Jomini, cet officier s’intéresse particulièrement à l’homme écrasé sous le feu de la guerre selon une approche psychologique inédite alors.

Charles Jean Jacques Joseph Ardant du Picq (Périgueux, 19 octobre 1821 – Metz, 18 août 1870)

Né à Périgueux en 1821, comme un de ses modèles, le maréchal Bugeaud, Charles Ardant du Picq entre à l’école de Saint Cyr en 1842. Une fois sorti de cette prestigieuse école, il intègre d’abord, sous le Second Empire, l’infanterie avant d’entrer dans un régiment d’élite de chasseurs à pieds. C’est au cours de ces années qu’il connaît ses premières expériences de combat. Entre 1854 et 1856, lors de la guerre de Crimée, il monte à l’assaut du bastion central à la bataille de Malakoff durant laquelle il est fait prisonnier. Au cours des années suivantes, il participe à la campagne de Syrie de 1860-1861 avant de rejoindre l’Algérie pour participer à la répression contre la rébellion qui embrase alors la région.

Officier animé par un esprit aristocratique, il est peu enclin aux idéaux démocratiques qui animent une partie de l’élite politique. Conscient pourtant de cette aspiration égalitaire qu’analyse à la même époque Alexis de Tocqueville, Ardant du Picq perçoit combien cette évolution peut bouleverser l’armée française et l’autorité de ses chefs. C’est au retour de durs combats en Algérie qu’il commence la rédaction de différentes notes et études sur son expérience combattante. Alors que le romantisme n’a pas encore éteint ses feux et que toute une génération vit encore dans l’éclat des lueurs glorieuses du Premier Empire, il ne se berce pas quant à lui d’illusions sur la teneur des  grandes charges héroïques dont le souvenir fait encore vibrer les âmes et rêver les officiers éduqués dans le culte de Napoléon. Les grandes masses humaines déplacées sur des cartes d’état-major n’entrent pas dans son étude. Son approche se veut avant tout « psychologique », même si le terme n’a pas encore été inventé. L’auteur évoque plutôt ce qu’il nomme « la force morale ». C’est l’humain et ses fragilités derrière le nuage de poudre qui l’intéressent. Un intérêt guidé, non par humanisme, mais par le souci d’améliorer l’efficacité au combat de l’armée française dont il perçoit les lacunes. Différentes questions peuvent résument ses travaux : Que ressent le jeune soldat qui monte en première ligne ? Qu’est ce qui l’amène à tenir face à une ligne de feu ? Comment surmonte-t-il la peur qui devrait le pousser à fuir ? Et au contraire, quelles sont les fragilités qui le font craquer face à l’ennemi ? Fort de son expérience, le colonel sait que le soldat n’a pas la rigidité impassible d’un pion sur un échiquier mais qu’il est un “être nerveux, impressionnable, ému, troublé, distrait, surexcité, mobile, s’échappant à lui-même…”  Il cherche à comprendre « la détermination de cet instant où l’homme perd le raisonnement pour devenir instinctif qui fait la science du combat »

Bataille de Malakoff en 1855

Si cet intérêt porté à la question psychologique n’est pas nouveau – on le retrouve dans de nombreux traités militaires des siècles précédents – c’est le premier ouvrage militaire à lui être entièrement dédié. Un avant-gardisme qui se révèle aussi dans la méthode employée. Ainsi, comme un chercheur en sociologie pourrait l’aborder aujourd’hui, Charles Ardant du Picq envoya des questionnaires à un grand nombre d’officiers pour s’imprégner de leurs commentaires et de leur retour d’expérience du commandement au combat. Des réponses qui contribuèrent à enrichir sa réflexion.

 Un basculement de l’histoire militaire

La dernière charge de Lasalle à Wagram

Si son approche psychologique est très novatrice, elle repose aussi sur des observations historiques qui ne manquent pas également d’originalité. Ainsi quand l’historien militaire d’alors s’intéresse à une brillante manœuvre de Napoléon lors de campagne de 1809, Ardant du Picq pose son regard ailleurs. Son œil va au-delà des faits retenus et se pose sur un aspect moins glorieux du champ de bataille. Ainsi lorsqu’il étudie la grande charge décisive du général Mac Donald à Wagram : « Sur 22 000 hommes, 3 000 à peine ont atteint la position. Les 19 000 manquants étaient-ils hors de combat ? Non. Au maximum un tiers, proportion énorme, pouvait avoir été atteints ; les 12 000 manquants réellement, qu’étaient-ils devenus ? Ils étaient tombés, s’étaient couchés en route, avaient fait le mort pour ne pas aller jusqu’au bout. […] Rien de plus facile que cette sorte de défilement par l’inertie, rien de plus commun » Nous sommes loin des images d’Epinal diffusées alors dans toutes les foires sur lesquelles apparaissent de vaillants cuirassiers chargeant le sabre au clair. Ce sont donc les tempéraments qui mènent les batailles. Malgré la modernité technique, c’est toujours le cœur vaillant ou non du soldat qui fait basculer une armée dans le camp des vainqueurs ou des vaincus. Reste donc à préparer les conditions de cette vaillance sous le feu, vaillance qui n’est pas naturelle. Il s’agit aussi les possibilités de point de rupture qui l’amène à l’effondrement psychologique. A ce propos, il écrit de manière saisissante : « l’homme n’est capable que d’une quantité donnée de terreur. »

Guerre de sécession (1861-1865)

Commencée en 1865, la rédaction de l’ouvrage a lieu aussi à une date de basculement de l’histoire militaire avec la fin de la Guerre de sécession (1861-1865) qui déchira les Etats-Unis. Ce conflit terrible voit la puissance de feu des armés décupler. Cette guerre anticipa par bien des aspects les grands conflits du XXe siècle par sa violence, son industrialisation et les pertes effroyables subies par les deux camps. Face à ce nouveau type de guerre, la conviction d’Ardant du Picq est qu’on ne peut plus compter sur les mêmes méthodes de contraintes pour maintenir la discipline du soldat au combat. Pour illustrer son raisonnement, son étude, qui se veut comparative entre l’époque antique et moderne, débute par l’analyse des batailles de Cannes et Pharsale. Selon lui, en ce temps lointains, on y maintenait la cohésion des hommes par une discipline stricte et verticale exercée par un commandement proche, forme de commandement dans laquelle la Phalange grecque et la légion romaine excellèrent. Désormais, les soldats sont amenés à être dispersés sur des champs de bataille toujours plus étendus avec l’arrivée d’une puissance de feu de plus en plus destructrice et des armées dont la conscription augmente prodigieusement les effectifs. Le soldat n’est donc plus systématiquement sous l’œil de son chef suprême.

Ces « guerres démocratiques » comme les appellera l’historien Jacques Bainville, empêchent l’efficacité du seul contrôle d’une autorité verticale sur les hommes. La contrainte qui s’exerce sur eux se doit donc maintenant de devenir horizontale.  Le point fort devient la cohésion entre les hommes, c’est-à-dire l’esprit de corps. C’est ce dernier qui prime et qui doit être entretenu par le commandement. Davantage que le courage, c’est la confiance mutuelle, cette fraternité entre les hommes, qui les maintiendra au combat. Plus que la supériorité matérielle ou numérique, c’est cet esprit, entretenu par le commandement qui amènera la victoire. C’est là l’idée force de l’ouvrage de Charles Arant du Picq, malheureusement inachevé quand la guerre de 1870 commence. Fauché par la mort de son auteur avant la fin de sa rédaction, cet ouvrage  reste par conséquent  incomplet et cela explique certains défauts telles de nombreuses répétitions ou le manque de réponses opérationnelles aux problèmes soulevés. C’est toutefois un livre lucide et clairvoyant de la part d’un officier, conscient des lacunes de l’armée française face à une armée prussienne à la cohésion de fer dont on commence déjà à percevoir la puissance depuis sa victoire à Sadowa en 1866.

Soldats français en 1914

Ce n’est donc qu’après sa mort que son livre va être lu par l’armée française avant la Grande Guerre. Or, cette approche  ne sera pas sans conséquence sur les premiers lourds échecs de l’Armée française. Par son insistance sur la primauté à accorder au moral du combattant, sa pensée contribua en effet à forger la théorie de l’offensive à outrance appliquée si funestement en 1914 et théorisée, entre autres, par le lieutenant-colonel de Grandmaison. C’est pourtant là une mauvaise interprétation des thèses d’Ardant du Picq qui n’évoque pas dans ses écrits la primauté de l’offensive sur la défensive. Sa maxime « Celui-là l’emporte qui sait par sa résolution marcher en avant » n’est que le résumé de sa pensée centrée sur le moral comme outil de la victoire. Cependant, cette injonction va être utilisée par les théoriciens d’avant 1914 pour servir leur doctrine de l’offensive, comme si l’élan porté vers l’avant pouvait seul contribuer à la victoire. Par ailleurs, sa méthode sociologie militaire a profondément influencé également l’Armée américaine dans la mise en place de ses analyses des retours d’expérience des soldats de la Grande Guerre. Ainsi, ce théoricien du milieu du XIXe reste enseigné aujourd’hui encore dans les écoles d’officiers comme West Point ou Saint Cyr. On retrouve aussi ses idées chez le théoricien militaire actuel le plus influent en France qu’est Michel Goya. Cet ancien officier, vétéran du conflit en Yougoslavie, s’inscrit tout à fait dans la lignée de son héritage lors de la rédaction de son ouvrage Sous le feu : la mort comme hypothèse de travail publié chez Tallandier en 2014. En effet, dans cette étude, il se propose « d’accompagner le combattant ». Il prend donc ainsi la relève de l’école de pensée initiée par Ardant du Picq, délaissée pendant longtemps par les Français alors que les études de la psychologie du soldat au combat sont devenues une spécialité des Anglo-saxons. Les états-majors ont aujourd’hui conscience de l’importance de cette dimension psychologique dans la formation du soldat, dans son efficacité au combat ainsi que dans les  problématiques du retour du front liées au stress post-traumatique. Avec des armées occidentales toujours plus professionnalisées et entraînées, dont les opérations de combat reposent pour beaucoup sur les unités d’élites à l’esprit de corps exacerbé, Ardant du Picq reste, 150 ans après sa mort, une référence par son attention à la dimension humaine du combattant.

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