La dernière Salve aux Invalides

Les 16 et 17 juin derniers ont été données, dans la cour d’honneur des Invalides, deux représentations de la pièce La dernière salve de Jean-Claude Brisville. Placé sous le haut patronage du Président de la République, l’événement, avant tout caritatif, a permis de réunir des fonds pour des associations d’aide aux blessés et aux familles endeuillées des armées. Il faut également signaler le mécénat de la Fondation Napoléon présidée par le prince Victor-André Masséna, prince d’Essling. Cette représentation prenait évidemment place dans le cadre de la commémoration du bicentenaire de la mort de l’Empereur, parmi les événements qui, malgré quantité de dévouements, se font fait trop rares pour un tel anniversaire.

De Jean-Claude Brisville, on connaît surtout Le Souper, duel oratoire inoubliable entre Fouché et Talleyrand à la suite de la défaite de Waterloo, que le grand public découvrit au cinéma sous les traits de Claude Brasseur et Claude Rich. La même ambition anime La dernière Salve, formidable face à face entre Napoléon et son geôlier Hudson Lowe. Et encore une fois, l’écriture de Brisville fait miracle. L’érudition est délicieuse, le ton acerbe, la plume concise et, dans son économie, infiniment riche de sous-entendus. Chaque saillie est une flèche enflammée lancée dans la nuit du temps, nous éclairant ici à Capri, ici à Saint-Jean-D’Acre, là aux Pyramides, jusqu’à César ou Alexandre. L’histoire est un golem fait de lui-même. Elle s’anime sur scène et ceci malgré, l’« amateurisme » des comédiens. Il faut en effet saluer les prestations d’hommes et de femmes dont le jeu n’est pas la première vocation.

Le Souper, film d’Edouard Molinaro de 1992, adaptation de la pièce de Jean-Claude Brisville (1989).

La troupe du Théâtre de l’Archicube suit en cela le modèle de son metteur en scène Christophe Barbier. Il n’est évidemment pas question ici d’évoquer la carrière journalistique de Christophe Barbier mais il heureux de voir un homme s’affranchir de sa profession initiale pour s’adonner à sa passion (ce-dernier avait déjà rédigé un vaste Dictionnaire amoureux du théâtre). L’honnêteté oblige à dire que l’éditorialiste, qui apparaît ça et là sous les traits de Montholon, sans avoir la prétention de se faire Jean Piat ou Jacques François, arrive à convaincre. En définitive, il est plus agréable de le voir jouer que de l’écouter gloser sur la politique française. Au fur et à mesure que la pièce déroule, on réalise qu’elle n’a rien à envier aux représentations professionnelles comme celle du Souper, donnée il y a cinq ans au Théâtre de la Madeleine avec Niels Arestrup et Patrick Chesnais, ou encore celle, intimiste et feutrée, donnée il y a trois ans au petite théâtre de poche du Montparnasse par Daniel Mesguich et son fils William. Il est vrai que la cour d’honneur des Invalides offre à La dernière salve un cadre exceptionnel où l’empereur évolue sous son propre regard. L’ombre de Louis XIV, qui plane toujours sur le dortoir des blessés de guerre, au-delà de favoriser le transport du public, ne pouvait qu’impressionner les comédiens, ajoutant sur leurs épaules un poids supplémentaire. Faire de la cour d’honneur des Invalides un théâtre était une initiative inédite dont on ne peut que souhaiter qu’elle fasse florès, toutefois dans le cadre de l’histoire de France étroitement liée à la vie militaire.

Emmanuel de Waresquiel, Fouché, les silences de la pieuvre, Tallandier, 2014, Paris, 882 pages.

Pour cette première fois, chaque scène est séparée de la précédente par une morceau de musique. Exécuté par un violoncelliste et parfois accompagné d’une soprano, l’ensemble est beau, maîtrisé, pas toujours du choix le plus judicieux mais venant incontestablement rythmer cette pièce écrite par Brisville en un mois à peine (excusez du peu). La mise en scène est sobre ; une table et deux chaises, comme dans Le Souper, pour symboliser le duel qui s’annonce — interrogatoire dont on ne saura jamais vraiment qui est l’interrogé. L’habileté vient également des costumes qui n’évoluent jamais, sauf celui de Napoléon. De l’habit bourgeois, maronnasse et élimé, on passe à l’uniforme de général puis, enfin, à la redingote grise et au bicorne iconique. Ainsi, à mesure que la pièce avance, Napoléon reconquis toute sa splendeur. Devant Hudson Lowe, grâce à lui sans doute, en qui il retrouve un adversaire, il se redresse et devient sa propre statue. Le héros a retrouvé ses attributs ; il peut s’oublier, mourir sur ce caillou pelé — il est devenu immortel. Brisville ne lui fait pas dire autre chose : « Je n’ai pas besoin d’écrire mon histoire, elle sera dite par une seule et grande voix ». On peut révérer le génie de Napoléon et admettre que ce dernier n’acquiert jamais la profondeur, la subtilité, la duplicité, « les silences de la pieuvre » (pour reprendre la formule d’Emmanuel de Waresquiel, biographe de Joseph Fouché) ou les coulées mielleuses de Talleyrand. Le soleil d’Austerlitz empêche la formation de l’ombre dont on se délecte chez les conspirateurs. Ainsi le titre La dernière salve n’a pas la sobriété et l’éloquence du Souper ; mais cela n’empêche pas l’auteur de cligner de l’œil en sa direction. L’Empereur, ici, s’est fait ami avec un rongeur, « roi des rats » qu’il nomme Fouché. Cela lui permet de poser le tempérament et l’esprit de Napoléon.

Napoléon inaugure la pièce en apparaissant vêtu à la bourgeoise, aux pieds de sa statue de bronze.

Si Hudson Lowe se pare de son plus bel accent anglais, on peut regretter que Napoléon ne prenne pas cette pointe d’italien qui perçait sous Bonaparte et que Patrick Rambaud a si délicieusement su retranscrire dans sa trilogie consacrée à l’Empereur. Tout comme l’on regrette que ses cheveux n’aient pas été un peu teintés pour en atténuer la grisaille. Son comédien, toutefois, le possède avec talent, passant de la rancœur au sarcasme, de la colère subite au calme olympien. Malgré quelques approximations, c’est un Napoléon de bonne facture, tout en manipulation, en orgueil et en défiance que l’on retrouve ici. Pour ceux qui font l’expérience de se frotter pour la première fois à l’épopée napoléonienne, les deux protagonistes, autant par le génie de Brisville que le travail des comédiens, sont tout-à-fait lisibles. Hudson Lowe, avec sa voix de crécelle, à la fois intimidé par le grand homme, déchiré par l’envie de lui faciliter la vie et celle de la lui gâcher ; Napoléon qui ne cesse de rabrouer son geôlier, cherchant à le faire passer pour un monstre afin de parachever son martyr ; le dénuement majestueux de la vieille cour pavée ; tout nous pousse vers les rivages de Sainte-Hélène. Le crachin, meilleur allié de Barbier, fait son entrée, s’unissant à la touffeur caniculaire pour projeter le public sur ce plateau de mâchefer où la gloire, recroquevillée en elle-même, se laisse pourrir, sous les trombes de l’atlantique sud, au plus près de de Longwood. Mais à vingt minutes de la fin, voilà les nuages qui s’enroulent de noirceur, qui éclipsent les murs de soleil de l’hôtel.

Au fur et à mesure que la pièce avance, la pluie se fait plus forte.

Je fais partie de ces gens qui pensent que les meilleurs souvenirs sont fait d’inattendu et de contrariété. Ce qui se déroule sans entrave ne nous retient jamais. C’est naturel. Que l’orage se déchaîne, rien de mieux pour s’accorder au caractère tempétueux du petit caporal. Les bourrasques de cette soirée rendront la pièce mémorable pour ceux qui l’ont vue et sans doute un peu vécue. L’éclat de la pierre se ternit, les dorures se fanent, le vent d’orage soulève les basques de la légendaire redingote grise. Voilà le vrai Napoléon, fouetté par la pluie qui redouble, stoïque, citation presque exacte de la statue de bronze qui, une dizaine de mètres au-dessus de lui, tourneboulent des yeux revanchards. Le final, alors que le public a quitté ses sièges pour se réfugier sous les arcades, prend des allures dantesques. Hudson Lowe et Napoléon, debout dans la tempête, continuent de se défier. L’anglais glapit, le français jubile. L’Empereur, avec des rictus dédaigneux, abandonne peu à peu tout espoir de fuite. Il pressent sa fin comme le public pressent celle de la scène. Enfin, il s’affaisse sur sa chaise dans une pose savamment étudiée, empruntée à l’abdication de Delaroche. Un rideau de pluie tombe sur la pièce qui s’achève. Une volée d’applaudissement s’envole depuis les arcades. L’eau s’écoulait entre les pavés, formant des rivelets qui ne cessaient de se rejoindre comme pour former un océan. J’aurais bien quitté cette cour sur un brick anglais, un bras sur le bastingage, levant mon chapeau à la troupe de Sainte-Hélène

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