La gloire du général La Fayette marque probablement de son empreinte l’esprit du jeune comte de Paris lors de sa traversée de l’Atlantique pour rejoindre New York, en cette fin d’été 1861. L’ambition de l’héritier de la couronne royale, alors âgé de 23 ans, est déjà vive et le souvenir du héros des deux mondes ne peut qu’attiser sa soif de reconnaissance.
Cela fait déjà près de treize ans que le jeune homme a dû quitter la France pour le chemin de l’exil, depuis la chute de son grand père Louis-Philippe, renversé par la révolution de février 1848. Sur ce navire qui l’emmène de l’Angleterre aux rivages de la jeune nation américaine, le jeune homme est accompagné de son frère le duc de Chartres, âgé de 21 ans, et de son oncle, le célèbre prince de Joinville. Outre ses neveux, ce dernier escorte également son fils, encore adolescent, qui souhaite intégrer l’école de marine des Etats-Unis. L’apprenti marin s’apprête en effet à suivre le sillage de son père, ancien contre-amiral de la flotte française. C’est à ce même prince de Joinville que fut confiée la mission, quelques années plus tôt, de ramener les cendres de Napoléon de Sainte-Hélène en 1840.

Le comte de Paris et le duc de Chartres, las de l’inactivé forcée dans laquelle les a plongés l’exil sur les terres anglaises, ont décidé, eux, de s’engager dans l’armée fédérale des Etats-Unis. Ce pays est en effet en proie à la guerre civile après la sécession de ses états du Sud esclavagistes au printemps 1861. A peine débarqués sur les côtes américaines, les princes français découvrent New York puis s’installent à Washington, capitale fédérale, déjà sur le pied de guerre. Si les deux jeunes hommes ont la ferme intention de « voir la bagarre de près » et d’offrir leurs services à la cause de l’Union, cette prise de position se fait contre une bonne partie de l’avis de leur famille et du parti orléaniste, opposés à une telle aventure. Certains, comme leur grand-mère la reine Marie-Amélie, considèrent cette expédition comme « un coup de tête » et espèrent voir les deux héritiers de la couronne abandonner ce projet militaire. Leur parent, le roi des Belges Léopold II, fulmine quant à lui contre ces deux fortes têtes. Si cet engagement laisse sceptiques leurs proches, la cause de l’Union est pourtant une évidence pour les deux frères. Les deux hommes s’inscrivent en effet dans la tendance libérale du parti orléaniste, fort éloignés de la ligne conservatrice des dernières années du gouvernement de leur grand-père. Se mettre sous la bannière étoilée pour défendre à la fois la cause anti-esclavagiste et la république américaine les enthousiasment au plus haut point. Le comte de Paris écrit ainsi dans son journal en réponse aux critiques d’un engagement indigne de son rang : « Servir sous un drapeau républicain est à mes yeux un avantage plutôt qu’un inconvénient. Je ne répugne pas à porter l’uniforme d’un peuple où je suis l’égal de tout le monde, tandis que je ne voudrais pas être au service d’un souverain européen. »

Le journal d’un prince libéral
Dans son journal, publié il y a quelques années aux éditions Perrin, le comte de Paris tiendra un compte rendu passionnant de cette expérience de près d’un an, au cœur même du conflit qui déchire la jeune nation. Alexis de Tocqueville est visiblement une lecture qui inspire l’esprit libéral du prince. Même si les observations du prince sur cette démocratie en guerre et sur l’esprit du citoyen américain et de ses représentants n’offrent pas le même caractère prophétique que l’auteur de la Démocratie en Amérique, elles révèlent un esprit déjà aiguisé, aux réflexions d’une grande justesse. L’aristocrate conserve constamment un regard bienveillant malgré des jugements parfois sévères sur un peuple dont il admire cependant la résolution dans la guerre. Pourtant jeune officier découvrant la guerre, le prince formule des analyses militaires qui étonnent par leur hauteur de vue. Rien n’échappe à la finesse du regard du jeune prince.
Au moment du déclenchement de la guerre, l’armée fédérale n’est qu’un embryon militaire composé de moins de 20 000 hommes. Le prince s’enthousiasme pour l’élan populaire qui anime les grandes villes américaines mais déplore l’amateurisme dans l’organisation de cette armée en formation. Si les élites à Washington sont persuadés que les troupes fédérés viendront rapidement à bout de la rébellion, le prince manifeste plus de scepticisme : « Personne ne sait rien, il n’y a pas d’ordres, pas de commandement, chacun fait comme il l’entend », écrit-il peu de temps après son arrivée en septembre 1861. Toutefois, l’intensité du patriotisme américain réveillée par la guerre le rassure et ne laisse pas insensible son cœur d’exilé. Certes désireux de se battre, lui et son frère ne manquent pas cependant de courir les mondanités. Dès leur arrivée, les deux hommes entrent dans l’intimité des hommes les plus puissants de Washington comme William Seward, secrétaire d’Etat du président Lincoln. Leur oncle, le prince de Joinville, développe lui aussi son réseau d’amitiés au sein de la communauté patricienne du pays. Edward Bates, secrétaire à la Justice écrit à son propos : « J’ai eu une longue conversation avec le prince de Joinville. Il s’est montré très franc. J’ai été heureux de m’entretenir avec lui, je dois dire qu’il s’exprime comme un homme d’Etat, bien mieux en tout cas qu’aucun de mes collègues. » Dans les salons de la capitale fédérale, les trois princes attisent la curiosité et l’admiration des élites de la jeune démocratie, flattées de leur intérêt envers leur cause. A la Maison Blanche, on se réjouit de ce soutien inattendu, d’autant plus que la France de Napoléon III ne cache pas quant à elle ses sympathies pour la cause sudiste.
Si le comte de Paris a traversé l’Atlantique pour découvrir la guerre, on se tromperait en l’imaginant en aventurier insouciant. Le jeune homme s’affirme déjà homme politique et livre son opinion faite de modération et d’esprit de conciliation en suggérant des solutions : « Pour que l’Union se rétablisse, il faut que le Nord soit vainqueur d’abord, et qu’ensuite il montre une grande modération après sa victoire. Le Sud a violé la Constitution en se séparant ; il n’a pas voulu voir qu’aidé par les Démocrates du Nord, il était assez fort pour tenir en respect ses adversaires et, poussé par quelques ambitieux, il a exécuté un plan conçu de longue main. Mais, si les grands torts sont de son côté, il faut reconnaître que les partis extrêmes dans le Nord lui ont donné bien des prétextes et suscité bien des provocations. »
L’expérience de la guerre aux portes de Richmond
En septembre 1861, le comte de Paris et son frère sont donc intégrés comme capitaines au sein de l’état-major du général Mac Clellan, commandant en chef de l’armée du Potomac. Cette dernière, sous les ordres du général Mac Dowell, vient alors de subir une sévère défaite à la bataille à Bull Run. Le nord est impatient de laver l’affront en lançant ses troupes à la conquête de la capitale sudiste. Sous les noms de « capitaine Paris » et « capitaine Chartres », les deux hommes, accompagnés de leurs domestiques, s’intègrent parfaitement à l’état-major. Leur oncle, après avoir déposé son fils à l’académie de marine suit ses neveux à l’armée sans prendre l’uniforme toutefois. Marin expérimenté, il assiste au-delà des opérations terrestres à certains des premiers combats entre les marines du nord et du sud durant lesquels s’affrontent les premiers cuirassés de l’histoire. A cette occasion, Il prodigue ses avis au général en chef qui s’enorgueillit d’avoir un conseiller si prestigieux. Une amitié sincère va d’ailleurs lier les princes à ce général.
L’envie d’en découdre des princes va se confronter rapidement à l’immobilisme de cette grande armée en formation qui n’a pas encore la capacité d’entrer en mouvement pour livrer une véritable guerre. Si le talent organisationnel du général Mac Clellan excelle à transformer cette masse de civils en soldats prêts à manœuvrer, sa prudence et son extrême pusillanimité qui lui vaudront sa place à la tête de l’armée l’année suivante, la maintienne dans un immobilisme démoralisant.
Après six mois sans mouvements, les deux princes s’ennuient et s’impatientent de connaître le feu et de se confronter à l’ennemi. D’autant plus que le comte de Paris est convaincu de la nécessité pour le Nord d’agir vite contre le sud qui prend peu à peu confiance et cherche à s’affirmer comme état indépendant. Le feu doit être rapidement éteint avant de ne plus pouvoir être étouffé. La capitale sudiste, Richmond, une fois prise, il n’y a, selon lui, guère d’espoir pour que la cause des esclavagistes puisse perdurer encore longtemps.
Ce n’est qu’en mars 1862 que la grande force façonnée laborieusement par Mac Clellan se met en mouvement. Il s’agit de la campagne au cours de laquelle l’union débarqua par voie maritime près de 130 000 hommes sur la côte virginienne afin de surprendre par l’est les défenseurs confédérés. Cette campagne n’est qu’une succession de batailles sanglantes qui, ajoutées à la maladie, érodent l’armée unioniste. Mac Clellan s’y révèle trop lent, incapable d’exploiter ses rares victoires. Malgré l’amitié que le comte de Paris porte au commandant de l’armée, les écrits du prince au cours de ces mois difficiles pour l’armée unioniste sont souvent marqués par l’agacement et l’incompréhension. Le capitaine Paris, comme on l’appelle au sein de l’armée, regrette souvent les choix de son chef tout en lui cherchant des excuses afin d’expliquer son irrésolution : « Mais celui qui sait qu’un seul faux mouvement peut perdre l’avenir de son pays, prête souvent, et doit peut-être quelquefois prêter, à son adversaire plus d’audace et de force qu’il n’en a réellement », écrit-il quelques jours après la bataille de Seven Pines du 31 mai et 1er Juin 1862 alors que Mac Clellan hésite encore à avancer, persuadé à tort de la supériorité de son adversaire.
C’est lors de cette campagne, que le général Lee prend le commandement en chef des troupes du sud après la blessure du général Johnston, blessé au combat le 1er juin. Par une habile défense en mouvement et brillamment secondé par le général Jackson, le nouveau commandant confédéré réussit à briser l’étau unioniste qui tente de se refermer sur la capitale des sécessionnistes. Défaits, les unionistes entament alors une pénible retraite et doivent rembarquer piteusement afin de quitter la côte virginienne. Les princes, sollicités par leurs partisans en Europe, décident alors de repartir, satisfaits malgré tout d’avoir connu enfin cette expérience de la guerre, comme avait pu l’avoir autrefois leur grand-père Louis-Philippe au même âge sur les champs de bataille de la Révolution française. Ils laissent avec amertume leurs frères d’armes battus et le général Mac Clellan qu’ils ont servi, selon tous les témoignages, avec courage et efficacité. C’est surtout au cours de la bataille des sept jours du 25 juin au 1er juillet 1862 que le comte de Paris s’est retrouvé directement sous le feu des sudistes. Malgré la retraite qui s’en est suivie, le prince porte dans ses mémoires ce jugement résolument optimiste sur l’avenir de la cause défendue par Washington : « Car si le peuple américain est excitable, il est courageux dans l’adversité, et, comme les peuples libres engagés résolument dans une grande lutte, il sait envisager de face les revers et y puiser une nouvelle énergie. » Près de trois ans plus tard, la capitulation du général Lee à Appomattox face au général Grant sera la concrétisation de cette résolution implacable de la jeune nation à sauvegarder son unité au prix des plus profonds sacrifices.
Bibliographie
Voyage en Amérique 1861-1862 : Un prince français dans la guerre de Sécession, Philippe d’Orléans, Comte de Paris, Librairie Académique Perrin, 2011, 655 p
La Guerre de Sécession (1861-1865), James M. McPherson, Robert Laffont, 1991, 1004 p
La guerre de Sécession, John Keegan, Perrin, 2011, 504 p